jeudi 19 février 2015

Gangs

Publié dans La Voie de l'épée le 04/08/2012

Les gangsters ont en commun avec les soldats qu’ils prennent des risques physiques et qu’ils sont parfois amenés à tuer pour accomplir leur mission et en commun avec les entreprises que leurs missions ont pour but de gagner de l’argent. En cela et hors de toute considération morale, les films de gangsters sont autant de descriptions du fonctionnement d’organisations humaines.

On peut distinguer ainsi l’organisation du type Le Parrain 2, avec une structure pyramidale centralisée dirigée par Michael Corleone et fonctionnant comme un conglomérat d’activités diversifiées, parfois légales. Cette centralisation a ses vertus comme la possibilité de concentrer des moyens importants sur des points jugés décisifs par le chef. Elle a aussi ses défauts. L’efficacité de l’ensemble dépend des qualités propres du chef mais aussi de celle des informations qu’il reçoit. Or, les informations viennent de lieutenants qui ont leurs objectifs propres, dont le premier est la survie, qui incite à ne pas déplaire au chef en lui annonçant de mauvaises nouvelles, et le second est de faire plus de bénéfices, qui incite poursuivre ses propres affaires à l’insu du chef voire en même en contradiction avec lui. Ce système fonctionne bien lorsque le chef est bon, qu’il est entouré de bons conseillers et que les lieutenants sont loyaux et honnêtes ( !) dans leurs comptes rendus. Même ainsi l’ensemble reste lourd et lent mais il est puissant.

A l’opposé de ce modèle on trouve la petite équipe très professionnelle de Heat dirigée par Neil Mc Cauley (De Niro). Le gang est une entreprise très dynamique et très réactive avec les avantages des groupes cohérents : confiance, connaissance mutuelle, spécialisation. Par amitié, par intérêt (les rémunérations sont au mérite) et parce que le contrôle du chef est direct, chacun est incité à se donner à fond. En revanche, les moyens, et donc les ambitions, restent limités et la moindre erreur peut signifier la fin du groupe.

Un troisième modèle est proposé dans Réservoir Dogs, où un groupe d’individus se réunit pour un travail ponctuel avant de se disperser. Comme pour la réalisation d’un film, on y recrute des gens avec des compétences spécifiques afin de coller au mieux aux besoins de la mission. Le financement se trouve limité au temps de la mission mais le problème est que la création et la gestion de ce type de structure induisent des coûts de transaction. Il faut du temps pour réunir le groupe et mettre en place les procédures qui permettront d’avoir confiance les uns dans les autres.

Les grandes organisations et notamment les armées cherchent à combiner les avantages de ces trois structures. Elles sont toutes hiérarchisées et pyramidales du fait de leur taille mais elles fonctionnent à partir d’unités de combat soudées et font appel à des compétences extérieures grâce notamment aux réservistes. Bien entendu tout cela fonctionne plus ou moins bien car ces approches sont en partie contradictoires et chaque organisation à tendance à en privilégier une.

Parmi les armées privilégiant l’« approche Parrain », l’armée soviétique de la Seconde Guerre mondiale est un exemple de structure centralisée fonctionnant correctement, à partir de 1942 au moins. Le haut-commandement, la Stavka, reçoit de nombreux comptes rendus de la base, fait évoluer d’un bloc structures et règlements et planifie de plus en plus magistralement de grandes opérations. C’est lent, parfois coûteux, mais c’est inexorable. L’armée japonaise de la même époque est un exemple inverse. Les commandants de théâtre ont tellement honte des échecs lorsqu’ils surviennent qu’ils oublient souvent d’en faire part ou transforment considérablement la réalité des faits. L’état-major de Tokyo est de plus en plus coupé des réalités au fur et à mesure de l’avancée de la guerre et l’armée japonaise se rigidifie.

L’armée britannique est plutôt de l’approche Heat dans la mesure où elle met l’accent sur la cohésion de ses corps de troupe. Ceux-ci sont effectivement en général très solides mais leur cohésion abouti aussi à des rivalités et des cloisonnements néfastes à l’efficacité globale. La souplesse est obtenue lorsque certains de ces groupes deviennent des laboratoires tactiques innovants comme le Royal Tank Corps, le Parachute regiment, les Commandos, les Chindits ou le  Special Air Service. Toute la difficulté réside alors dans la possibilité de création de ces groupes nouveaux, ce qui impose de fait des ressources nouvelles et des volontés fortes internes (JFC Fuller, Orde Wingate, David Stirling) ou externes (Churchill).

Américains de la Great generation ou Israéliens de l’époque des pionniers (disons jusqu’à la guerre du Kippour) sont plutôt sur le modèle Reservoir Dogs. La majeure partie des combattants ne sont pas des professionnels mais des amateurs motivés qui se réunissent pour faire face à des menaces particulières. Cela ne va sans rivalités et conflits de personnalités ni tâtonnements et erreurs mais l’association de compétences multiples permet souvent de trouver des solutions originales et efficaces.

L'exemple des films de gangsters est tiré de La sagesse des foules de James Surowiecki.

vendredi 13 février 2015

Madmen

Publié sur la Voie de l'épée le 22/12/2011

Au début des années 1960, le directeur du grand magasin newyorkais Macy’s confiait son désappointement devant le succès inattendu de la branche électroménager qu’il venait d’ouvrir. Les bénéfices de l’électroménager tendaient à dépasser ceux de la branche traditionnelle et prestigieuse de l’habillement et cela n’était pas « normal ». Il concluait que la seule chose à faire était de diminuer les ventes de l’électroménager « pour les remettre à la place qui est la leur ». Il témoignait ainsi du début de sclérose du modèle taylorien-fordiste de management américain fondé sur une grande centralisation, une structure pyramidale et une intégration verticale des fonctions. Ce système qui avait parfaitement fonctionné pour la production de masse s’avérait de moins en moins adapté aux évolutions de la société et, celà, personne dans les grandes entreprises américaines ne le voyait.

A tous les étages le système se rigidifiait et perdait de son efficacité. Les ouvriers et les employés, satisfaits dans leurs besoins de base et plus éduqués que leurs prédécesseurs aspiraient à autre chose que le « travail en miettes » de la chaîne. Cela se traduisit par une insatisfaction générale, un absentéisme croissant et de nombreux défauts de fabrication. Au milieu de la pyramide, les cadres avaient surtout pour fonction d’analyser et de faire monter l’information. Jugés sur cette information plus que sur des actes, ils étaient bien évidemment incités à ne montrer à leurs chefs que ce que ceux-ci voulaient voir. Une étude de 1962 établissait ainsi le lien direct entre le degré d’ambition et la dissimulation des problèmes aux supérieurs. Le problème était encore exacerbé par le travail par réunions, qui fonctionnait surtout comme une machine à produire des solutions consensuelles, et l’énorme étagement hiérarchique. Au sommet, les quelques dirigeants WASPS, tous issus du même milieu et des mêmes écoles, étaient confortés dans leurs décisions par les rapports édulcorés de leurs subordonnés et l’habitude du succès.

Le résultat fut un processus de production de plus en plus lent (15 réunions dont une avec le PDG pour décider du dessin d’un phare chez General Motors), des choix désastreux, comme l’Edsel de Ford, une diminution constante du nombre d’innovations puis un tassement de la productivité. Lorsque le problème devint enfin évident au début des années 1970, la réaction fut une fuite en avant bureaucratique avec un surcroît de centralisation, que l’on croyait facilitée par l’informatique, un accroissement de la réglementation afin, pensait-on, d’avoir un contrôle plus fin sur l’emploi de chaque dollar, une rationalisation par regroupement des fonctions, le remplacement des hommes par les machines et l’organisation matricielle. Tout cela ne fit qu’ajouter des fils autour de Gulliver. Dans une entreprise décrite dans Le prix de l’excellence, une idée devait désormais suivre 223 voies pour être acceptée.

Pendant ce temps, les sociétés japonaises, à l’imitation du système de Taiichi Ohno chez Toyota, prenaient le problème à l’envers, en s’intéressant d’abord aux clients pour le satisfaire avec des produits adaptés et de qualité. Pour y parvenir, on donna plus d’autonomie et de responsabilités aux simples ouvriers et employés, tout en leur apportant un environnement social très sécurisant. Leurs avis et idées furent même sollicitées (plusieurs millions de propositions furent ainsi produites dans les années 1980 chez Toyota). On mit en place des méthodes très simples, comme le Kanban, pour, par une simple circulation d’étiquettes, ne produire que ce qui était nécessaire et éviter ainsi les stocks. On simplifia enfin les structures (5 échelons hiérarchiques chez Toyota contre 15 chez Ford). Les Japonais parvinrent ainsi à créer en moyenne deux fois plus vite que les Américains des produits de meilleure qualité et mieux adaptés aux besoins.

Les grandes entreprises américaines furent au bord du gouffre à la fin des années 1970 et n’eurent plus d’autre choix que de se transformer en profondeur et de miser à leur tour sur l’humain plutôt que sur la bureaucratie. Un nouveau modèle apparut dans la Silicon Valley, avant que toute cette embellie de management ne soit à son tour annulée par la dérégulation de la finance.

Peter Drucker, Les entrepreneurs, Hachette, 1985.
Thomas Peters et Robert Waterman, Le Prix de l'excellence, InterEditions, 1983.

lundi 9 février 2015

Le théorème de Bir Hakeim et le concept de productivité tactique

Deux ans après la défaite en quelques semaines de plus de cent divisions françaises face à l’armée allemande, une simple brigade réussit à tenir tête à Bir Hakeim pendant quatorze jours à la puissante Panzerarmee Afrika de Rommel. Incontestablement, la « productivité tactique » de chaque soldat français, disposant pourtant des mêmes moyens, s’est accrue considérablement. Que s’est-il passé et quelles leçons pouvons-nous en tirer ?

Corps et armes

Une unité militaire est une association d’hommes avec leurs équipements, leurs méthodes et leurs valeurs et façons de voir les choses (culture tactique), le tout au sein de structures particulières. Faire évoluer une organisation militaire, quelle que soit sa taille, c’est donc faire évoluer une ou plusieurs de ces composantes, sachant que celles-ci interagissent forcément.

Les hommes qui composent la 1re BFL, créée en décembre 1941, sont tous des volontaires fortement motivés. Ils l’ont montré déjà en se rebellant d’abord contre leur propre hiérarchie, majoritairement fidèle à Vichy, et en franchissant des milliers de kilomètres pour rejoindre la « courte épée de la France » décrite par le général de Gaulle. Les deux bataillons de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère (DBLE) et les trois bataillons coloniaux, bataillon du Pacifique (BP), formé à Tahiti et en Nouvelle-Calédonie, bataillon d’infanterie de marine (BIM) formé de « rebelles » en poste à Chypre et au Levant, et le 2e bataillon de marche de l’Oubangui Chari (BM2), forment cinq unités d’infanterie à très forte cohésion commandées par de jeunes chefs énergiques comme les capitaines Brochet (BP) ou Savey (BIM) qui se sont révélés dans la crise, bousculant le processus d’avant-guerre de sélection des officiers. Tous ces hommes, dont on notera que bien peu souscriraient aux critères modernes de l’« identité française », sont aussi, presque tous, des vétérans de France, de Narvik, d’Érythrée ou, hélas, de Syrie, qui connaissent désormais bien un ennemi, italien ou allemand, qu’ils ont d’ailleurs déjà vaincu.

Au point de vue des structures, la BFL est plus une division miniature qu’un régiment d’infanterie, même si son effectif est à peine plus élevé (3 600 hommes contre 3 000). La BFL possède cinq bataillons au lieu de trois, mais, surtout, elle dispose de son propre régiment d’artillerie coloniale, d’une compagnie antichar formée par des Nord-Africains et d’un bataillon antiaérien armé par des fusiliers-marins. Elle a développé des savoir-faire interarmes inédits à cette échelle.

L’équipement est issu pour l’essentiel des dépôts de matériels français de Syrie avec quelques compléments britanniques. L’infanterie est équipée comme en 1940, mais avec une dotation en armes collectives et d’appui double d’un régiment de l’époque. On y trouve ainsi 470 armes automatiques (dont 76 mitrailleuses Hotchkiss). La brigade possède de nombreux moyens antichars : des fusils antichars Boys (peu efficaces, il est vrai), 18 canons de 25 et 14 canons de 47 mm. La BFL dispose aussi de dizaines de milliers de mines, antichars pour l’essentiel. Développant des initiatives de certaines unités de 1940, elle innove surtout avec ses canons de 75 modifiés dans les ateliers de Syrie pour servir en antichar. Les affûts ont été rabaissés, les boucliers coupés ou supprimés, les roues remplacés par des essieux de camions pour plus de mobilité. Certains d’entre eux sont portés directement dans les camions pour former un engin très mobile et capable de tirer un obus toutes les cinq secondes à une distance bien supérieure à celle des canons des chars qu’ils chassent. Ces canons sont dotés d’une optique spécifique, d’origine britannique, pour effectuer des tirs tendus et précis. Outre la quarantaine de mortiers de 80 mm ou de 60 mm des bataillons, le 1er régiment d’artillerie coloniale sert quatre sections de six canons de 75 mm.

Contrairement aux régiments de 1940, la 1re BFL est entièrement transportable par camions. Elle possède également 63 chenillettes Bren Carriers, dont certaines, à l’imitation des Canadiens et des Australiens, ont été bricolées pour porter un canon de 25 mm au lieu d’une mitrailleuse. Les Français ont également bricolé 30 camions américains Dodge, baptisés « Tanake », sur lesquels ont été placées des plaques de blindage et une tourelle avec un canon de 37 mm et une mitrailleuse.

Les Français libres ont tiré les leçons de 1940 et savent faire face au couple char-avions d’attaque qui avait fait tant de ravages à l’époque. La BFL est placée à l’extrémité sud de la ligne de défense britannique, dite ligne Gazala, au cœur du désert libyen. Elle a eu plusieurs semaines pour s’installer après les violents combats de l’opération Crusader, terminée en décembre 1941. La position française est sur un terrain presque entièrement plat, et donc a priori particulièrement vulnérable à une offensive blindée. Elle va pourtant s’avérer impénétrable grâce à une remarquable organisation du terrain. La BFL est d’abord protégée par au moins 50 000 mines placées au loin dans un marais de mines peu dense mais très étendu, puis par de vrais champs au plus près des postes de combat français. Ces postes sont eux-mêmes enterrés, y compris pour les véhicules, et presque invisibles. Dispersés en échiquier sur un vaste triangle d’environ quatre kilomètres de côté, la plupart des hommes sont dans des trous individuels « bouteille », de la taille d’un homme et invulnérables à un coup direct, d’autant plus que le sol est très dur.

La BFL est également capable d’actions offensives, adoptant la méthode des Jock Column (du lieutenant-colonel britannique « Jock » Campbell), compagnie interarmes (une section de Tanake, deux sections portées, une section de camions-canons et d’armes antiaériennes portées) organisées pour mener des actions de harcèlement dans le no man’s land de trente kilomètres qui sépare les deux adversaires ou, pendant la bataille elle-même, des raids à l’intérieur des lignes ennemies.

Toutes ces composantes interagissent. Il n’y a dans la BFL aucun matériel nouveau, mais des bricolages, des détournements d’emploi (canon de 75 en antichar) et quelques emprunts d’équipements aux Britanniques, voire à l’ennemi (mitrailleuses antiaériennes italiennes Breda, par exemple). Ces équipements ont permis de développer de nouvelles méthodes (raids mobiles) à moins que ce ne soit ces méthodes qui aient « tirées » les innovations techniques (besoin d’équipements antichars et antiaériens) et ont contribué à accroître la confiance des hommes (l’abondance des armes collectives donne par exemple un plus grand sentiment de puissance aux fantassins), et donc en retour leur capacité à bien les utiliser. La confiance dans les hommes et leur motivation permettent également de les disperser, et donc de diluer les effets de l’artillerie ou des Stukas. Il faut noter que, se souvenant de certaines faiblesses des unités de 1940, le général Koenig a exigé que tous les hommes des unités de soutien soient également formés comme de solides fantassins. L’ensemble, motivation, expérience, équipements puissants et adaptés, forme une spirale de confiance particulièrement efficace.

Sables émouvants

L’offensive de l’Axe débute le 26 mai 1942 par un vaste contournement de la ligne Gazala par le Sud, c’est-à-dire Bir Hakeim, par les forces mobiles, tandis que les divisions d’infanterie italiennes attaquent frontalement.

Le 27 mai, la position subit une première attaque blindée italienne sans préparation d’artillerie, mais très agressive, avec 70 véhicules et de l’infanterie portée. L’artillerie française parvient à arrêter l’infanterie, tandis que quelques véhicules parviennent à pénétrer à l’intérieur de la position française où ils sont finalement arrêtés. En trois quarts d’heure, les Italiens ont perdu 32 chars et 90 prisonniers. Les Français n’ont perdu que deux blessés et un canon de 47 mm. Les Français contre-attaquent avec des unités mobiles et repoussent la division Ariete.

Pendant quatre jours, les Français affrontent les Italiens du XXe corps, effectuant régulièrement des sorties qui désorganisent leurs adversaires, incapables en retour de franchir les défenses françaises. Pendant ce temps, plusieurs positions britanniques s’effondrent au Nord, laissant la BFL de plus en plus isolée.

Le 1er juin, Rommel arrive en personne pour faire sauter ce verrou qui entrave son offensive. La division Trieste est au Nord et la 90e division légère allemande au sud, tandis que l’ouest est verrouillé par deux bataillons de reconnaissance allemands. Pendant dix jours, la position est soumise à un bombardement intensif, notamment de la part des avions d’attaque Stukas. Ces derniers effectuent plus de sorties sur les Français qu’ils n’en feront quelques mois plus tard au-dessus de Stalingrad. Chaque jour, des milliers d’obus tombent sur la position et au moins une attaque d’infanterie est lancée, toujours sans succès. Le 6 juin, des blindés allemands et italiens sont concentrés. Le 8 juin, plus de 60 bombardiers exécutent un raid sur les positions françaises.

Le 10 juin, le commandement britannique donne l’autorisation de repli. Les pertes françaises s’élèvent alors à 99 tués et 109 blessés. La garnison parvient à s’exfiltrer dans la nuit qui suit. Durant cette sortie, 72 Français sont tués tandis que 763 manquent à l’appel. La plupart des disparus sont des égarés revenus sur la position, où ils combattront encore avant d’être faits prisonniers (150 d’entre eux périront dans le navire qui les amènera en Italie et sera coulé par la Royal Navy) puis libérés un an plus tard avec la reddition de l’Italie. Sur 3 600 hommes, 2 700 dont 200 blessés ont rejoint la 7e brigade blindée britannique à huit kilomètres de là. La moitié de l’équipement lourd et des véhicules a été perdue. Les pertes ennemies sont estimées à 3 300 tués, blessés et prisonniers (272 remis aux Britanniques). 52 chars ont été détruits, ainsi que 11 automitrailleuses, 5 canons automoteurs et 10 avions.

La victoire en changeant

Ce bilan donne rétrospectivement une idée de ce qu’il aurait été possible de faire en 1940 avec un peu plus de volontarisme et d’imagination. Il n’y a en effet rien qui n’ait été fait à Bir Hakeim qui n’aurait pu être fait, à plus grande échelle, en 1940. On peut rêver, en vain certes, à ce qui aurait pu se passer avec des milliers de canons de 75 employés en antichar, de vrais positions de combat dispersées, protégées par des millions de mines antichars, des centaines de milliers d’hommes motivés et bien entraînés, jusqu’aux dépôts de l’arrière, commandés par une génération de chefs énergiques nommés à l’aune de leurs qualités guerrières et non à leur capacité à réussir un concours administratif.

Par la suite, lorsque l’armée renaît en 1943 à une échelle à la mesure de la France, elle ne peut plus s’appuyer sur une composante matérielle autonome hors de sa portée, faisant confiance pour cela à ses alliés, surtout américains. Sa renaissance est d’abord humaine et se construit, à l’inverse de la « drôle de guerre », sur un intense travail de préparation, s’appuyant sur des qualités propres (le combat en montagne par exemple) comme sur des innovations étrangères (les unités de commandos des Britanniques, les groupements tactiques blindées américains, les méthodes allemandes d’entraînement et de commandement, les parachutistes, etc.) pour former un ensemble original et à nouveau efficace.

Cet exemple, comme celui de l’armée prussienne du début du XIXe siècle, de l’armée israélienne des années 1950, de l’armée chinoise écrasant la 8e armée américaine en Corée, de la petite armée paraguayenne résistant à l’armée bolivienne pendant la guerre du Chaco, montre bien qu’il est possible d’accroître rapidement l’efficacité de ses forces, à condition d’adopter un système opérationnel qui s’accorde à la fois à ses ressources, à sa propre culture (voir, par exemple, le remarquable chapitre de John Lynn sur l’armée égyptienne de 1967 à 1973 dans son De la guerre) et à un ennemi. Il témoigne de la nécessité de faire tirer les innovations par les hommes et non par les équipements, de faire confiance à ceux qui vont utilisent des matériels plus qu’à ceux qui les fabriquent. Il témoigne aussi de la nécessité, même lorsqu’on est pauvre, de laisser aux hommes le surplus (ce que les Américains appellent le slack) de temps, de moyens matériels, de liberté pour s’entraîner et surtout expérimenter de nouvelles voies. Toute armée qui rogne sur ce surplus et qui sacrifie ses hommes à la réalisation de grands programmes industriels héritées et déconnectés de la réalité du temps est condamnée à la rigidité, et donc, à terme, à l’échec.

Bibliographie
-   Xavier Frandon, « Bir Hakeim 1942 », in Vae Victis n° 94, septembre-octobre 1942.
-   Erwan Bergot, Bir Hakeim, Presses de la cité, 1989.
-   François Broche, Bir Hakeim – La France renaissante, Italiques, 2003.
-   Jean-Phulippe Immarigeon, La diagonale de la défaite, François Bourin, 2010.
-   John Lynn, De la guerre, trad. Tallandier, 2006.

jeudi 5 février 2015

L'effondrement invisible

Les armées en guerre, comme toutes les organisation humaines en situation de crise, peuvent s’effondrer moralement. Cet effondrement ne se traduit pas forcément par des mutineries ou des désertions massives, il peut aussi être rampant et se manifester de la part des combattants par des refus de plus en plus nombreux de s’impliquer et de prendre des risques.

Le cas de l’US Army engagée au Sud-Vietnam est typique de ce phénomène. A partir de la fin de l’offensive du Têt en 1968, avec une accélération forte l’année suivante, les unités de combat américaines sont victimes d’une réticence généralisée à l’engagement. Outre la généralisation de l’usage de drogues, cela se manifeste très concrètement par des refus collectifs de partir en mission (65 cas recensés en 1969, plus de 35 en 1970 pour la seule 1ère division de cavalerie) ou, pire encore, par des agressions, le plus souvent à la grenade, (121 en 1969, 271 en 1970) contre les cadres jugés trop « volontaristes ». On assiste ainsi, et alors que les troupes américaines n’ont jamais été vaincues sur le terrain par le Viet-Cong ou l’armée du Nord-Vietnam à une forme de repli intérieur sur les bases et de l’apparition d’une guerre civile larvée à l’intérieur. Le très puissant corps expéditionnaire américain, plus de 500 000 hommes, perd une grande partie de son efficacité jusqu’à son repli en 1973.

Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a la même époque, un autre contingent allié sur place qui, pourtant soumis aux mêmes contraintes locales ou extérieures, ne connait pas du tout ce phénomène et termine la mission à la fin de 1972 en ayant gardé toute sa cohésion. On y a constaté qu’un seul cas d’agression d’un officier (et sans lien avec les opérations) et 28 cas constatés d’usage de marijuana (et aucun de drogue dure) en quatre ans (la bière en revanche y est largement tolérée). Ce contingent de  8 000 hommes, c’est le contingent australien. 

Comment expliquer cette différence de comportement entre deux forces de même type et soumises au même environnement ?

L’explication est en réalité simple. Elle tient à l’effort particulier qui a été fait par les Australiens pour sécuriser psychologiquement leurs hommes en leur donnant confiance dans leur capacité individuelle et collective à maitriser leur environnement.

Le premier axe a été la cohésion des unités. Là où les Américains étaient gérés individuellement et les officiers différemment du reste de la troupe (ils faisaient des tours de six mois au lieu de douze), les Australiens faisaient aussi des tours d’un an mais par bataillon complet depuis la phase d’entraînement jusqu’au retour en métropole. Les rotations individuelles australiennes servaient à combler les pertes à partir de l’unité de remplacement stationnée, comme les bataillons d’infanterie, à la base Nui Dat. Pour un bataillon d’effectif moyen de 800, plus de 1 000 hommes étaient ainsi préparés, de façon à maintenir des unités de combat complètes et cohérentes. L’encadrement australien était plus solide, avec 50 % de professionnels dans les compagnies d’infanterie, contre 30 % chez les Américains, et celles-ci étaient commandées par des Major, avec en moyenne 5 ans d’expérience en plus que leurs homologues américains, du grade de capitaine. Les officiers, les sous-officiers et les hommes de troupe australiens vivaient et combattaient ensemble pendant le tour, contrairement aux Américains où même les soldats qui approchaient de la fin de service étaient souvent préservés. En résumé, les liens personnels et la cohésion des compagnies américaines étaient bien plus faibles que celle des Australiens.

Le deuxième axe d’effort, lié au premier, a été tactique. La base australienne de Nui Dat, pourtant en secteur difficile, a été la seule grande base australienne a n’avoir jamais été attaquée par le Viet-Cong ou l’armée nord-vietnamienne. Les Australiens avaient décidé de porter le combat sur le terrain de leurs adversaires et d’y être supérieurs à eux. Pendant son tour d’un an, les unités d’infanterie australiennes étaient engagées en moyenne 314 jours sur le terrain contre 240 pour les Américains, pour y mener le plus souvent des embuscades de nuit de section, voire de compagnie. Certains soldats en feront ainsi plus de 200. La taille de la force est alors généralement suffisante pour vaincre l’ennemi sans avoir à faire appel systématiquement aux appuis et ce d’autant que dans 84 % des cas, ce sont les Australiens qui ont l’initiative des premiers tirs, ce qui offre presque toujours un avantage décisif. Dans la bataille de Long Tan le 18 août 1966, 18 soldats Australiens sont tués pour 245 Viet-Cong dans un pur combat d’infanterie à l’arme légère. 

Tout cela sous-entendait bien sûr un entraînement préalable très poussé au combat d’infanterie, en tout cas très supérieur à celui des fantassins américaines qui, eux, n’avaient l’initiative sur l’ennemi que dans 12 % des cas. Les Américains compensaient cette infériorité par des moyens d’appuis considérables. Pour autant, un fantassin américain avaient 3 % de « chances » d’être tué au cours de son tour (324 au total) contre 2,25 % pour un Australien, bien moins bien dotée en équipements modernes. Significativement, les engins et mines, terreur du soldat américain, ne touchaient guère les Australiens (aucune perte par ce type d’engins en 1967 et 1968 par exemple) qui dominaient le terrain, surtout de nuit, avec leur infanterie légère.

La leçon est simple. L’investissement dans les hommes, dans leur capacité à avoir une emprise sur leur environnement, dans les liens mutuels et avec l’encadrement, toutes choses qui demandent de la stabilité et du temps restent le meilleur moyen de maintenir l’engagement malgré la pression et les difficultés. Un moindre effort dans ce sens, par économie de temps et d’argent par exemple, une plus grande volatilité sont généralement sources de fragilité dans l’organisation. Les difficultés, lorsqu’elles surviennent, peuvent alors être amplifiées par un moindre engagement de tous, une forme de repli invisible qui ne fait à son tour qu’accentuer les difficultés. 

Capitaine Nicol, « The Morale of the Australian Infantry in South Vietnam, 1965-1972 »,British Army Review, n° 127, été 2001.

dimanche 1 février 2015

Pour la réhabilitation de la fonction de fou du roi



A l’été 2007, alors lieutenant-colonel, j’ai été convoqué par le chef d’état-major des armées (CEMA), alors le général Georgelin, hommage lui soit rendu, qui venait de recevoir un appel de la part d’un grand constructeur d’avions qui se plaignait d’un de mes articles. Après avoir consulté mon dossier et certains amis, il me déclara qu’il avait besoin de quelqu’un qui associait une bonne expérience opérationnelle, quelques connaissances historiques et la capacité à dire ce qu’il pensait. Il me prit donc à son service direct avec une mission au libellé des plus simples : « vous m’écrirez tout ce qui vous paraît pouvoir m’intéresser ».

Je me suis retrouvé ainsi peu de temps après doté de ressources incroyables telles qu’un bureau personnel, du temps et une totale liberté. Ma seule fonction était de répondre aux demandes du CEMA ou de déceler dans les évènements et les débats du moment ce qui pouvait susciter son intérêt puis de nourrir sa réflexion. En liaison avec le rédacteur des discours, j’ai passé ainsi deux ans à rédiger, sans aucun formalisme particulier, des notes sur les sujets les plus variés.

Je me rendais d’abord compte que l’institution militaire et le ministère de la défense dans son ensemble n’avaient finalement qu’une très faible mémoire de leur fonctionnement interne. Je passais donc quelques temps à consulter les archives et  les experts pour répondre à des questions comme « au fait, pourquoi fait-on cela ? Les raisons pour lesquelles on le fait sont-elles toujours valables ? Peut-on s’appuyer ou non sur elles pour les défendre ou au contraire les modifier ? ». Le plus gros de mon travail consistait cependant à mettre en perspective historique, concrètement à trouver des analogies, avec les concepts nouveaux qui pouvaient surgir en particulier de la Revue générale des politiques publiques ou des débats de la commission du livre blanc. Je constatais que je trouvais pratiquement toujours dans la vaste histoire humaine, jusqu’à celle du temps présent, toujours des gens qui avaient eu les mêmes « idées novatrices » et les avaient mis en application avec plus ou moins de bonheur. Comparaison n’est évidemment pas raison mais ces recherches permettaient quand même d’avoir une première idée des avantages et des inconvénients des projets proposés et accessoirement de fournir des argumentaires solides, car étayés sur des éléments concrets, face à des interlocuteurs qui ne faisaient pas le même effort. Dans la suite de ma fonction précédente d’analyste retex sur les conflits au Moyen-Orient je rédigeais aussi des notes d’analyse sur les conflits en cours.

Bien entendu, cette démarche pragmatique horrifiait parfois la pureté d’universitaires pour qui mes notes pour lecteur pressé en trois pages maximum ne présentaient pas forcément toutes les garanties scientifiques. Pire encore, elles avaient une vocation utilitariste. Cette capacité à mettre en perspectives en quelques jours, voire en quelques heures n’importe quel problème, permettait cependant de donner très vite une base de réflexion et d’action. Rétrospectivement, il m’est arrivé de me tromper mais globalement il s’est avéré que l’Histoire était quand même un excellent outil de prospective. Rapidement, ces notes, qui n’étaient pas classifiées puisque issues d’une analyse de sources ouvertes, m’ont été demandées discrètement par d’autres cellules de l’état-major des armées puis à l’extérieur jusqu’aux officiers préparant le concours de l’Ecole de guerre. Avec l’autorisation du CEMA, d’autres bureaux et cabinets m’ont contacté pour leur donner des éclairages.

La deuxième faiblesse résidait dans ma liberté de choisir mes propres sujets, les notes que j’écrivais de ma propre initiative représentaient ainsi d’abord mes idées, avec leurs limites. Elles étaient  par ailleurs parfois opposées à certaines évolutions en cours. J’ai essayé par exemple et bien sûr en vain, d’alerter, à partir de l’exemple de l’engagement britannique en Irak, sur les risques d’une intrusion politique dans les opérations qui débutaient alors en Kapisa ou, en partant de l’échec de toutes les expériences précédentes, du concept de bases de défense. Certaines notes n’ont pas intéressé le CEMA, d’autres l’ont amusé et au contraire agacé mais elles l’ont toutes fait réagir et parfois agir. Il a toujours apprécié que je donne mon avis personnel.

Mon principal problème a surtout été d’être productif et imaginatif plusieurs années de suite. Au bout de deux ans, je commençais à souffrir d’inspiration. Je rejoignais l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire et mon poste était supprimé.

Je retire de cette expérience l’intérêt de cette formule, finalement assez proche de celle du fou du Roi, de l’individu capable de dire à ce qu’il veut au chef tout en prenant du recul. Je pense qu’elle aurait été encore plus efficace avec en équipe, outre l’association très fertile avec le rédacteur des discours. Avec un autre officier ayant une autre formation scientifique que la mienne (en sociologie des organisations par exemple) et peut-être un consultant totalement extérieur à l’institution aurait donné à la fois la connaissance du milieu nécessaire au décèlement de ce qui est utile, les grilles de lecture scientifiques nécessaires à la mise en perspective, la diversité et la contraction enfin, indispensables à la stimulation intellectuelle. Tout cela suppose bien sûr d’investir dans des officiers pour qu’ils acquièrent des connaissances autres que celles qui servent immédiatement à l’exercice de leur métier, ce qui pour certains esprits à courte vue représente un horrible gâchis.

François Dupuy, Lost in management : Tome 2, La faillite de la pensée managériale, Seuil, 2005.
Michel Goya, Res militaris, Economica, 2010.