Le 20 juin 1944, les appareils de
reconnaissance américains décèlent à leur tour la flotte japonaise. Celle-ci
est alors à plus de 275 miles et s’éloigne. Se sachant en limite de rayon
d’action des appareils américains, l’amiral Oazawa ne craint plus de
contre-attaque. C’est une erreur. Conscient qu’il a la possibilité de récupérer
à la mer la très grande majorité de ses pilotes et que le remplacement du
matériel ne pose pas de problème à l’industrie américaine, Mitscher
prend le risque de lancer ses 215 chasseurs et bombardiers à l’assaut. La
flotte japonaise est complètement surprise et perd un porte-avions tandis que
trois autres ainsi que plusieurs autres bâtiments de moindre importance sont
gravement endommagés. Les avions américains reviennent de nuit et, malgré les
risques de repérage, l’amiral Mitscher fait allumer les projecteurs sur les
porte-avions pour les guider. Si 115 parviennent à revenir se poser in extremis
sur les ponts, 80 se crashent en mer faute de carburant. Pour autant, les 160
membres d’équipage sont tous recueillis par le remarquable système mis en place
pour sauver leurs pilotes à la mer. Les pilotes américains aussi sont courageux
mais cette vertu n’a pas entraîné de mépris pour l’idée de
préservation. Des ressources importantes, bombardiers B-17, hydravions Catalina
et Mariner, sous-marins, sont mêmes détournées de leur mission initiale de
combat pour cela. Cet investissement de « lâches » et apparemment peu
directement productif voire même contre-productif permet un engagement
nettement moins risqué que pour leurs adversaires dans ce milieu hostile à
l’homme et au bout du compte de les y épuiser.
Le même phénomène a lieu à terre.
En décembre 1941, alors que les, alors excellents, pilotes de l’aéronavale
japonaise viennent de couler le cuirassé Prince
of Wales et le croiseur de bataille Repulse,
l’armée britannique découvre que les trois divisions japonaises qui ont pénétré
en Malaisie n’hésitent pas à se déplacer en forêt malgré les énormes
difficultés que cela induit. Les troupes britanniques, qui ne font pas cet
effort et restent liées aux routes, sont systématiquement débordées et
contraintes à une retraite piteuse jusqu’à Singapour. Elles finissent par s’y
rendre à la fin de janvier 1942 après une dernière attaque ennemie à travers une
zone de mangroves. Les Britanniques subissent la même humiliation en Birmanie
tandis que Philippins et Américains sont vaincus aux Philippines. La culture
militaire japonaise stoïcienne a autorisé de tels efforts, coûteux en pertes (surtout
des malades) à court terme, mais qui permettent de vaincre des ennemis qui ne
sont pas prêts à aller aussi loin dans la souffrance.
Surviennent alors les médecins.
Américains et Britanniques investissent massivement dans la recherche sur les
maladies tropicales et mettent en commun leurs efforts. Les résultats sont
spectaculaires. Alors qu’ils connaissent encore en moyenne 120 malades de la
malaria pour un homme tué au combat en 1943, la proportion n’est plus que de 10
pour 1 l’année suivante et de 6 pour 1 en 1945. Un système d’évacuation des
blessés au cœur de la jungle est également mis en place avec des avions légers
L-5 et même, pour la première fois, des hélicoptères. Les soldats britanniques
et américains sont devenus une espèce résistante à la jungle alors que, là
encore, les Japonais sont restés simplement fidèles au stoïcisme de leurs soldats.
Sensiblement à la même époque que
la bataille des Mariannes, l’armée japonaise en Birmanie lance une grande
offensive contre les forces alliées le long de la frontière avec l’Inde. Les
Britanniques acceptent le combat à partir des points fortifiés d’Imphal et de
Kohima qui sont encerclés. En pleine jungle, les brigades de jungle Chindits, aidés de l’unité aérienne
américaine Air-Commando 1 sans oublier les Marauders
de Merrill, harcèlent l’ennemi au plus loin sur ses axes logistiques ou,
pour une brigade, sur les arrières immédiats des forces impériales. Après quatre mois de combat obstiné, y compris pendant la mousson, les
unités japonaises finissent par se replier, épuisées, affamées et malades. Sur
100 000 hommes engagés, près de 60 000 sont morts. La victoire alliée
en Birmanie ne fait désormais plus beaucoup de doute.
Les enseignements de cette campagne
sont nombreux. Accepter, malgré les coûts que cela induit, d’évoluer dans un
milieu difficile alors que l’adversaire ne le fait pas ou, en restant sur le même milieu
que lui en y tolérant plus d’effort voire de souffrance peut donner un avantage
considérable. Cet avantage peut pourtant se tourner contre soi si
l’adversaire accepte le défi et parvient à en réduire les risques. Il compense
une acceptation peut-être moindre la souffrance par une plus grande endurance.
On peut par exemple introduire des
méthodes de management plus dures, plus exigeantes individuellement et obtenir
ainsi un avantage sur ses concurrents qui ne font pas un tel effort. Dès-lors
que ceux-ci adopteront de telles méthodes c’est celui qui verra cet effort accompagné
de la meilleure sécurisation qui sera la plus efficace à terme. Toyota peut
exiger beaucoup de ses employés responsabilisés mais outre que l’ouvrier est
aidé et reconnu dans son travail, il est aussi très sécurisé par l’entreprise hors
travail. Des sociétés américaines peuvent aussi exiger beaucoup mais chacun y
sait que dans une société, normalement en plein emploi, il est toujours possible
d’évacuer le lieu de souffrance en changeant simplement de job. Ces deux situations
sont évidemment supérieures à une société qui demande beaucoup plus à ses
employés dans un contexte d’où ils peuvent difficilement se sauver. C’est comme
se retrouver blessé au milieu de la jungle ou de l’océan.