Dans les années 1960, sous
l’impulsion de Robert Mac Namara et de ses managers civils, le département
américain de la Défense a entrepris une grande campagne de rationalisation de
ses structures afin d’obtenir un rapport « coût/efficacité » digne des firmes
les plus efficientes. La mode managériale était alors à la chasse aux
redondances par le regroupement géographique, la centralisation des fonctions
et l’organisation matricielle.
Après une courte période de réelles
économies, ce modèle en apparence logique s’est avéré de plus en plus
déficient, générant finalement un gaspillage considérable de ressources
financières et humaines en parallèle d’une chute de la capacité opérationnelle.
L’exemple du Tactical air command,
la force aérienne tactique de l'US Air force, et de l’action correctrice du
général Creech constitue une excellente illustration des dangers d’une approche
trop technocratique de l’organisation des forces.
Le bilan de l'approche comptable et centralisée
Le bilan de l'approche comptable et centralisée
En 1978, lorsque le général Bill
Creech (280 missions de combat en Corée et au Vietnam, 22 citations) en prend
le commandement, les 115 000 hommes et femmes (plus 65 000 réservistes) et les
3 800 avions du TAC ont été, depuis plusieurs années, regroupés dans 150
implantations où les fonctions opérations, maintenance et soutien sont
désormais strictement séparées et hautement centralisées. Le bilan est alors
désastreux. Le nombre de vols d’entraînement diminue de 8 % chaque année, avec
une moyenne de 10 heures de vol mensuelles par pilote (pour une norme de 15),
la disponibilité technique des appareils est de 50% (ce qui représente 20
milliards de dollars d’équipement non utilisables), seulement 20% des avions
immobilisés sont réparés en moins de 8 heures et 220 d’entre eux sont surnommés
des « hangars queens ». Le taux d’accident est de 1 pour 13 000 heures de vol.
La diminution des heures de vol
réduit d’autant la qualité des pilotes mais augmente leur frustration au sein
d’un système considéré comme étouffant. Les relations sont exécrables entre les
personnels des différentes fonctions, obligées en permanence à négocier entre
elles, et la chute du moral provoque de nombreux départs, surtout parmi les
plus qualifiés, ce qui réduit encore la qualité générale et augmente le taux
d’accident.
Le général Creech a occupé un poste
au Pentagone avant de prendre le commandement du TAC et pour lui l’origine du
mal est claire : « L’objectif presque exclusif était de faire des économies
d’hommes et d’argent. Cela surpassait toute notion d’efficacité opérationnelle
et quand vous parliez à ces hommes [les managers civils] d’esprit de corps, ils
ouvraient de grands yeux. Ils ne savaient tout simplement pas ce que cela
voulait dire ». Le colonel Hamilton, responsable du soutien sur la base de
Langley, avouera plus tard : « Nous avions oublié que nous n’existions que pour
soutenir les avions. Nous étions devenus une simple bureaucratie ».
Il s’en est suivi une
bureaucratisation considérable des bases. Creech décrit ainsi un « crew chief »
signalant une défaillance électrique au « Job control » de la base qui appelle
à son tour l’atelier de l’électricité. Celui-ci envoie un jeune technicien (les
plus expérimentés sont englués dans des fonctions de gestion) qui s’aperçoit
alors qu’il faut changer un panneau complet. Ce panneau doit ensuite être
récupéré dans la grande base centrale de la base, qui sert également de dépôt
de soutien. Changer un pneu implique alors 22 hommes et 16 heures de travail,
tandis que le déplacement de la moindre pièce vers un avion demande en moyenne
quatre heures. Fatalement, beaucoup de vols programmés sont annulés, ce qui
n’émeut guère des techniciens déresponsabilisés pour qui les pilotes ne sont
que des voix dans une radio. Personne ne se sent d’ailleurs vraiment concerné
par l’échec que représente une annulation de vol. Mais même lorsque les vols
ont lieu, ils s’effectuent souvent dans des conditions dégradées qui en
réduisent la qualité.
Au bilan, les gains directs et
visibles obtenus au début de la centralisation ont été payés par la suite de
dégâts humains considérables : démotivation, perte de responsabilité du
commandement, perte d’initiative et d’innovation, déshumanisation, qui, en
retour, induisent des coûts financiers très élevés.
L’approche humaniste
Face à cette situation, la première
mesure du général Creech consiste à recréer des escadrons de 24 avions plutôt
que des escadres trois fois plus grosses. Le chef de l’escadron reçoit des
objectifs quantitatifs de vol et la liberté d’organiser les vols comme il
l’entend. Les procédures sont simplifiées mais la formation est aussi
considérablement augmentée pour tous les types de personnel. La réforme de
l’entraînement dans le sens d’un plus grand réalisme (Bill Creech est un des
initiateurs des exercices à double action Red Flag) contribue tout à la fois à
accroître son intérêt et sa qualité.
L’esprit de corps renaît et se
matérialise par la prolifération des surnoms et des insignes. Avec lui renaît
également l’émulation, stimulée par le principe que tout succès, même minime,
doit être récompensé. Chaque année les meilleures unités et les hommes et les
femmes les plus méritants, jusque dans les fonctions les plus modestes,
reçoivent félicitations et trophées au cours de grandes cérémonies.
La décision suivante consiste à
passer outre les protestations des « princes de la maintenance » (Bill Creech)
pour reconstituer des ateliers d’escadrons. Vivant en commun au plus près des
avions, techniciens et pilotes créent des liens et arborent avec la même fierté
la casquette et les insignes des Buccaneers ou des Black Falcons. Un simple
sergent « crew chief » reçoit la responsabilité d’un avion de plusieurs
dizaines de millions de dollars, sur lequel il peint son nom à côté de celui du
pilote. Les techniciens les plus modestes sont ainsi impliqués dans la réussite
de la mission principale du TAC : voler et combattre. Pour reprendre la
métaphore de Bill Creech, le simple casseur de cailloux devient alors un
participant à l’édification d’une cathédrale, ce qui n’induit pas la même
implication.Considérant que la performance opérationnelle dépend de la qualité
de son environnement, Bill Creech combat également pour améliorer les
conditions de vie et l’allure des locaux. La propreté et l’élégance des tenues
créent un climat de propreté et de professionnalisme qui stimule la fierté et
l’initiative.
Ce texte est à l’origine
une fiche rédigée pour le chef d’état-major des armées en 2008.
Références :
Jay Finegan, Four
star management, 1987 : http://www.inc.com/magazine/19870101/creech.html
Jaes C Slife, Creech blue : Gen Bill Creech and the reformation of the tactical air
forces, Createspace (Etats-Unis), 1ère ed, 2004.
Ne serions nous pas directement dans ce système avec nos mythiques BdD ???
RépondreSupprimerJ'avais rédigé, en vain semble-t-il, cette note lorsque l'idée des bases de défense est apparue.
RépondreSupprimerComme toujours, vous nous livrez une analyse claire et éclairante.
RépondreSupprimerQuel est l'ignorant des sciences sociales qui a pu imaginer qu'en dissociant les responsables des ressources et ceux qui ont des comptes à rendre sur la mission remplie on parviendrait à plus d'efficacité ?
La Défense doit se doter urgemment de sociologues scientifiques, et découvrir la théorie des coûts de transaction, développée depuis (au moins) les années 60.