samedi 24 janvier 2015

Vision comptable contre vision humaniste des organisations : Creech et le TAC

Dans les années 1960, sous l’impulsion de Robert Mac Namara et de ses managers civils, le département américain de la Défense a entrepris une grande campagne de rationalisation de ses structures afin d’obtenir un rapport « coût/efficacité » digne des firmes les plus efficientes. La mode managériale était alors à la chasse aux redondances par le regroupement géographique, la centralisation des fonctions et l’organisation matricielle.

Après une courte période de réelles économies, ce modèle en apparence logique s’est avéré de plus en plus déficient, générant finalement un gaspillage considérable de ressources financières et humaines en parallèle d’une chute de la capacité opérationnelle.

L’exemple du Tactical air command, la force aérienne tactique de l'US Air force, et de l’action correctrice du général Creech constitue une excellente illustration des dangers d’une approche trop technocratique de l’organisation des forces.

Le bilan de l'approche comptable et centralisée


En 1978, lorsque le général Bill Creech (280 missions de combat en Corée et au Vietnam, 22 citations) en prend le commandement, les 115 000 hommes et femmes (plus 65 000 réservistes) et les 3 800 avions du TAC ont été, depuis plusieurs années, regroupés dans 150 implantations où les fonctions opérations, maintenance et soutien sont désormais strictement séparées et hautement centralisées. Le bilan est alors désastreux. Le nombre de vols d’entraînement diminue de 8 % chaque année, avec une moyenne de 10 heures de vol mensuelles par pilote (pour une norme de 15), la disponibilité technique des appareils est de 50% (ce qui représente 20 milliards de dollars d’équipement non utilisables), seulement 20% des avions immobilisés sont réparés en moins de 8 heures et 220 d’entre eux sont surnommés des « hangars queens ». Le taux d’accident est de 1 pour 13 000 heures de vol.

La diminution des heures de vol réduit d’autant la qualité des pilotes mais augmente leur frustration au sein d’un système considéré comme étouffant. Les relations sont exécrables entre les personnels des différentes fonctions, obligées en permanence à négocier entre elles, et la chute du moral provoque de nombreux départs, surtout parmi les plus qualifiés, ce qui réduit encore la qualité générale et augmente le taux d’accident.

Le général Creech a occupé un poste au Pentagone avant de prendre le commandement du TAC et pour lui l’origine du mal est claire : « L’objectif presque exclusif était de faire des économies d’hommes et d’argent. Cela surpassait toute notion d’efficacité opérationnelle et quand vous parliez à ces hommes [les managers civils] d’esprit de corps, ils ouvraient de grands yeux. Ils ne savaient tout simplement pas ce que cela voulait dire ». Le colonel Hamilton, responsable du soutien sur la base de Langley, avouera plus tard : « Nous avions oublié que nous n’existions que pour soutenir les avions. Nous étions devenus une simple bureaucratie ».

Il s’en est suivi une bureaucratisation considérable des bases. Creech décrit ainsi un « crew chief » signalant une défaillance électrique au « Job control » de la base qui appelle à son tour l’atelier de l’électricité. Celui-ci envoie un jeune technicien (les plus expérimentés sont englués dans des fonctions de gestion) qui s’aperçoit alors qu’il faut changer un panneau complet. Ce panneau doit ensuite être récupéré dans la grande base centrale de la base, qui sert également de dépôt de soutien. Changer un pneu implique alors 22 hommes et 16 heures de travail, tandis que le déplacement de la moindre pièce vers un avion demande en moyenne quatre heures. Fatalement, beaucoup de vols programmés sont annulés, ce qui n’émeut guère des techniciens déresponsabilisés pour qui les pilotes ne sont que des voix dans une radio. Personne ne se sent d’ailleurs vraiment concerné par l’échec que représente une annulation de vol. Mais même lorsque les vols ont lieu, ils s’effectuent souvent dans des conditions dégradées qui en réduisent la qualité.

Au bilan, les gains directs et visibles obtenus au début de la centralisation ont été payés par la suite de dégâts humains considérables : démotivation, perte de responsabilité du commandement, perte d’initiative et d’innovation, déshumanisation, qui, en retour, induisent des coûts financiers très élevés.

L’approche humaniste

Face à cette situation, la première mesure du général Creech consiste à recréer des escadrons de 24 avions plutôt que des escadres trois fois plus grosses. Le chef de l’escadron reçoit des objectifs quantitatifs de vol et la liberté d’organiser les vols comme il l’entend. Les procédures sont simplifiées mais la formation est aussi considérablement augmentée pour tous les types de personnel. La réforme de l’entraînement dans le sens d’un plus grand réalisme (Bill Creech est un des initiateurs des exercices à double action Red Flag) contribue tout à la fois à accroître son intérêt et sa qualité.

L’esprit de corps renaît et se matérialise par la prolifération des surnoms et des insignes. Avec lui renaît également l’émulation, stimulée par le principe que tout succès, même minime, doit être récompensé. Chaque année les meilleures unités et les hommes et les femmes les plus méritants, jusque dans les fonctions les plus modestes, reçoivent félicitations et trophées au cours de grandes cérémonies.

La décision suivante consiste à passer outre les protestations des « princes de la maintenance » (Bill Creech) pour reconstituer des ateliers d’escadrons. Vivant en commun au plus près des avions, techniciens et pilotes créent des liens et arborent avec la même fierté la casquette et les insignes des Buccaneers ou des Black Falcons. Un simple sergent « crew chief » reçoit la responsabilité d’un avion de plusieurs dizaines de millions de dollars, sur lequel il peint son nom à côté de celui du pilote. Les techniciens les plus modestes sont ainsi impliqués dans la réussite de la mission principale du TAC : voler et combattre. Pour reprendre la métaphore de Bill Creech, le simple casseur de cailloux devient alors un participant à l’édification d’une cathédrale, ce qui n’induit pas la même implication.Considérant que la performance opérationnelle dépend de la qualité de son environnement, Bill Creech combat également pour améliorer les conditions de vie et l’allure des locaux. La propreté et l’élégance des tenues créent un climat de propreté et de professionnalisme qui stimule la fierté et l’initiative.

Ce texte est à l’origine une fiche rédigée pour le chef d’état-major des armées en 2008.

Références :
Jay Finegan, Four star management, 1987 : http://www.inc.com/magazine/19870101/creech.html
Jaes C Slife, Creech blue : Gen Bill Creech and the reformation of the tactical air forces, Createspace (Etats-Unis), 1ère ed, 2004. 

3 commentaires:

  1. Ne serions nous pas directement dans ce système avec nos mythiques BdD ???

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  2. J'avais rédigé, en vain semble-t-il, cette note lorsque l'idée des bases de défense est apparue.

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  3. Comme toujours, vous nous livrez une analyse claire et éclairante.
    Quel est l'ignorant des sciences sociales qui a pu imaginer qu'en dissociant les responsables des ressources et ceux qui ont des comptes à rendre sur la mission remplie on parviendrait à plus d'efficacité ?
    La Défense doit se doter urgemment de sociologues scientifiques, et découvrir la théorie des coûts de transaction, développée depuis (au moins) les années 60.

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