vendredi 13 février 2015

Madmen

Publié sur la Voie de l'épée le 22/12/2011

Au début des années 1960, le directeur du grand magasin newyorkais Macy’s confiait son désappointement devant le succès inattendu de la branche électroménager qu’il venait d’ouvrir. Les bénéfices de l’électroménager tendaient à dépasser ceux de la branche traditionnelle et prestigieuse de l’habillement et cela n’était pas « normal ». Il concluait que la seule chose à faire était de diminuer les ventes de l’électroménager « pour les remettre à la place qui est la leur ». Il témoignait ainsi du début de sclérose du modèle taylorien-fordiste de management américain fondé sur une grande centralisation, une structure pyramidale et une intégration verticale des fonctions. Ce système qui avait parfaitement fonctionné pour la production de masse s’avérait de moins en moins adapté aux évolutions de la société et, celà, personne dans les grandes entreprises américaines ne le voyait.

A tous les étages le système se rigidifiait et perdait de son efficacité. Les ouvriers et les employés, satisfaits dans leurs besoins de base et plus éduqués que leurs prédécesseurs aspiraient à autre chose que le « travail en miettes » de la chaîne. Cela se traduisit par une insatisfaction générale, un absentéisme croissant et de nombreux défauts de fabrication. Au milieu de la pyramide, les cadres avaient surtout pour fonction d’analyser et de faire monter l’information. Jugés sur cette information plus que sur des actes, ils étaient bien évidemment incités à ne montrer à leurs chefs que ce que ceux-ci voulaient voir. Une étude de 1962 établissait ainsi le lien direct entre le degré d’ambition et la dissimulation des problèmes aux supérieurs. Le problème était encore exacerbé par le travail par réunions, qui fonctionnait surtout comme une machine à produire des solutions consensuelles, et l’énorme étagement hiérarchique. Au sommet, les quelques dirigeants WASPS, tous issus du même milieu et des mêmes écoles, étaient confortés dans leurs décisions par les rapports édulcorés de leurs subordonnés et l’habitude du succès.

Le résultat fut un processus de production de plus en plus lent (15 réunions dont une avec le PDG pour décider du dessin d’un phare chez General Motors), des choix désastreux, comme l’Edsel de Ford, une diminution constante du nombre d’innovations puis un tassement de la productivité. Lorsque le problème devint enfin évident au début des années 1970, la réaction fut une fuite en avant bureaucratique avec un surcroît de centralisation, que l’on croyait facilitée par l’informatique, un accroissement de la réglementation afin, pensait-on, d’avoir un contrôle plus fin sur l’emploi de chaque dollar, une rationalisation par regroupement des fonctions, le remplacement des hommes par les machines et l’organisation matricielle. Tout cela ne fit qu’ajouter des fils autour de Gulliver. Dans une entreprise décrite dans Le prix de l’excellence, une idée devait désormais suivre 223 voies pour être acceptée.

Pendant ce temps, les sociétés japonaises, à l’imitation du système de Taiichi Ohno chez Toyota, prenaient le problème à l’envers, en s’intéressant d’abord aux clients pour le satisfaire avec des produits adaptés et de qualité. Pour y parvenir, on donna plus d’autonomie et de responsabilités aux simples ouvriers et employés, tout en leur apportant un environnement social très sécurisant. Leurs avis et idées furent même sollicitées (plusieurs millions de propositions furent ainsi produites dans les années 1980 chez Toyota). On mit en place des méthodes très simples, comme le Kanban, pour, par une simple circulation d’étiquettes, ne produire que ce qui était nécessaire et éviter ainsi les stocks. On simplifia enfin les structures (5 échelons hiérarchiques chez Toyota contre 15 chez Ford). Les Japonais parvinrent ainsi à créer en moyenne deux fois plus vite que les Américains des produits de meilleure qualité et mieux adaptés aux besoins.

Les grandes entreprises américaines furent au bord du gouffre à la fin des années 1970 et n’eurent plus d’autre choix que de se transformer en profondeur et de miser à leur tour sur l’humain plutôt que sur la bureaucratie. Un nouveau modèle apparut dans la Silicon Valley, avant que toute cette embellie de management ne soit à son tour annulée par la dérégulation de la finance.

Peter Drucker, Les entrepreneurs, Hachette, 1985.
Thomas Peters et Robert Waterman, Le Prix de l'excellence, InterEditions, 1983.

1 commentaire:

  1. Et les sociétés japonaises sont depuis les années 90 à leurs tours touchés par la sclérose qui touchait leurs concurrents.

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