A l’été 2007, alors
lieutenant-colonel, j’ai été convoqué par le chef d’état-major des armées
(CEMA), alors le général Georgelin, hommage lui soit rendu, qui venait de
recevoir un appel de la part d’un grand constructeur d’avions qui se plaignait
d’un de mes articles. Après avoir consulté mon dossier et certains amis, il me
déclara qu’il avait besoin de quelqu’un qui associait une bonne expérience
opérationnelle, quelques connaissances historiques et la capacité à dire ce
qu’il pensait. Il me prit donc à son service direct avec une mission au libellé
des plus simples : « vous
m’écrirez tout ce qui vous paraît pouvoir m’intéresser ».
Je me suis retrouvé ainsi peu de
temps après doté de ressources incroyables telles qu’un bureau personnel, du
temps et une totale liberté. Ma seule fonction était de répondre aux demandes
du CEMA ou de déceler dans les évènements et les débats du moment ce qui
pouvait susciter son intérêt puis de nourrir sa réflexion. En liaison avec le
rédacteur des discours, j’ai passé ainsi deux ans à rédiger, sans aucun
formalisme particulier, des notes sur les sujets les plus variés.
Je me rendais d’abord compte que l’institution
militaire et le ministère de la défense dans son ensemble n’avaient finalement qu’une
très faible mémoire de leur fonctionnement interne. Je passais donc quelques
temps à consulter les archives et les
experts pour répondre à des questions comme « au fait, pourquoi fait-on
cela ? Les raisons pour lesquelles on le fait sont-elles toujours
valables ? Peut-on s’appuyer ou non sur elles pour les défendre ou
au contraire les modifier ? ». Le plus gros de mon travail consistait
cependant à mettre en perspective historique, concrètement à trouver des
analogies, avec les concepts nouveaux qui pouvaient surgir en particulier de la
Revue générale des politiques publiques ou des débats de la commission du livre
blanc. Je constatais que je trouvais pratiquement toujours dans la vaste
histoire humaine, jusqu’à celle du temps présent, toujours des gens qui avaient
eu les mêmes « idées novatrices » et les avaient mis en application
avec plus ou moins de bonheur. Comparaison n’est évidemment pas raison mais ces
recherches permettaient quand même d’avoir une première idée des avantages et
des inconvénients des projets proposés et accessoirement de fournir des
argumentaires solides, car étayés sur des éléments concrets, face à des
interlocuteurs qui ne faisaient pas le même effort. Dans la suite de ma
fonction précédente d’analyste retex sur les conflits au Moyen-Orient je
rédigeais aussi des notes d’analyse sur les conflits en cours.
Bien entendu, cette démarche
pragmatique horrifiait parfois la pureté d’universitaires pour qui mes notes
pour lecteur pressé en trois pages maximum ne présentaient pas forcément toutes
les garanties scientifiques. Pire encore, elles avaient une vocation
utilitariste. Cette capacité à mettre en perspectives en quelques jours, voire
en quelques heures n’importe quel problème, permettait cependant de donner très
vite une base de réflexion et d’action. Rétrospectivement, il m’est arrivé de
me tromper mais globalement il s’est avéré que l’Histoire était quand même un
excellent outil de prospective. Rapidement, ces notes, qui n’étaient pas
classifiées puisque issues d’une analyse de sources ouvertes, m’ont été
demandées discrètement par d’autres cellules de l’état-major des armées puis à
l’extérieur jusqu’aux officiers préparant le concours de l’Ecole de guerre. Avec
l’autorisation du CEMA, d’autres bureaux et cabinets m’ont contacté pour leur
donner des éclairages.
La deuxième faiblesse résidait dans
ma liberté de choisir mes propres sujets, les notes que j’écrivais de ma propre
initiative représentaient ainsi d’abord mes idées, avec leurs limites. Elles
étaient par ailleurs parfois opposées à
certaines évolutions en cours. J’ai essayé par exemple et bien sûr en vain,
d’alerter, à partir de l’exemple de l’engagement britannique en Irak, sur les
risques d’une intrusion politique dans les opérations qui débutaient alors en
Kapisa ou, en partant de l’échec de toutes les expériences précédentes, du
concept de bases de défense. Certaines notes n’ont pas intéressé le CEMA,
d’autres l’ont amusé et au contraire agacé mais elles l’ont toutes fait réagir
et parfois agir. Il a toujours apprécié que je donne mon avis personnel.
Mon principal problème a surtout été
d’être productif et imaginatif plusieurs années de suite. Au bout de deux ans,
je commençais à souffrir d’inspiration. Je rejoignais l’Institut de recherche
stratégique de l’Ecole militaire et mon poste était supprimé.
Je retire de cette expérience l’intérêt
de cette formule, finalement assez proche de celle du fou du Roi, de l’individu
capable de dire à ce qu’il veut au chef tout en prenant du recul. Je pense qu’elle
aurait été encore plus efficace avec en équipe, outre l’association très
fertile avec le rédacteur des discours. Avec un autre officier ayant une autre
formation scientifique que la mienne (en sociologie des organisations par
exemple) et peut-être un consultant totalement extérieur à l’institution aurait
donné à la fois la connaissance du milieu nécessaire au décèlement de ce qui
est utile, les grilles de lecture scientifiques nécessaires à la mise en
perspective, la diversité et la contraction enfin, indispensables à la
stimulation intellectuelle. Tout cela suppose bien sûr d’investir dans des
officiers pour qu’ils acquièrent des connaissances autres que celles qui
servent immédiatement à l’exercice de leur métier, ce qui pour certains esprits
à courte vue représente un horrible gâchis.
François Dupuy, Lost in management : Tome 2, La faillite de
la pensée managériale, Seuil, 2005.
Michel Goya, Res militaris, Economica, 2010.
Michel Goya, Res militaris, Economica, 2010.
Ne désespérons pas, la rigueur scientifique dans l'approche de certains problèmes n'est pas totalement absente, de l'armée de Terre du moins. Mais il faut reconnaitre que le travail de conviction à mener pour faire accepter ces méthodes qui fournissent des analyses parfois inattendue est une tâche de longue haleine.
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