vendredi 30 janvier 2015

Lorsqu'une grenouille militaire devient un boeuf

Par analogie avec les miracles économiques on peut parler de miracle militaire lorsqu’une armée obtient soudain des résultats très étonnants au regard de ses performances passées ou des moyens limités dont elle dispose. On peut ranger dans ces catégories l’armée suédoise de Gustave-Adolphe, celle de la Révolution française et de l’Empire ou encore l’armée israélienne des années 1950-1960 puis celle de l'Egypte de 1967 à 1973 et quelques autres.

Prenons le cas de l’armée prussienne, la plus modeste parmi les grandes nations européennes en 1815 et première puissance militaire mondiale cinquante ans plus tard.

La Main visible du Grand état-major

Cette transformation est d'abord le résultat d'une innovation de culture, c'est-à-dire une façon nouvelle de voir les mêmes choses, issue des guerres contre la France. La Révolution française a montré que les gens du peuple, même conscrits, pouvaient combattre courageusement et la guerre de 1813 à 1815 a montré ensuite qu'ils pouvaient le faire en restant en restant fidèles au régime. 

Le problème est qu'en 1815 cette ressource humaine est plus rare en Prusse qu'ailleurs. La plus pauvre des puissances du continent ne compte alors que 10 millions d’habitants contre 29 pour la France. La Prusse ne peut plus se permettre l’entretien d’une coûteuse armée professionnelle et seule parmi les nations européennes, elle maintient un système de conscription et de réserve (Landwehr). Avant la théorisation par Clausewitz, la Prusse a bien compris que la force d’une nation vient du peuple, qu’il s’agit donc d’associer autant que possible aux affaires militaires.

Le système militaire prussien est donc fondé sur le regroupement, le transport et l’équipement de centaines de milliers d’hommes et de chevaux et ce au plus vite, le pays étant vulnérable pendant ce temps face à des armées déjà sur le pied de guerre. Cet exercice complexe est le premier travail du Grand état-major, précurseur de la technostructure des grandes sociétés. C’est La Main visible décrite par Alfred Chandler et le premier moyen de réduire la friction clausewitzienne.

Directement connectés à la société, les officiers d'état-major comprennent vite que dans le contexte de la Révolution industrielle, les paramètres démographiques, sociologiques, économiques et techniques évoluent sans cesse. La fonction de ces officiers-intellectuels issus de l'Académie de guerre s’élargit donc à la préparation de la guerre dans cet environnement tout à fait inédit de changement permanent. Pour la première fois dans l'Histoire à ce rythme tout au moins, les armées doivent évoluer en permanence et donc se remettre en cause régulièrement, y compris pendant le temps de paix. Leur deuxième problème, spécifique, est justement que l'armée prussienne ne combat pas pendant près de cinquante ans et ne peut donc apprendre la guerre en la faisant, à la manière des Français à la même époque.

Le Grand état-major met donc en place un processus d’apprentissage et d’innovation inspiré des sciences expérimentales en plein développement. Les officiers d’état-major utilisent un front virtuel fait d’exercices de simulation (jeux de guerre, grandes manœuvres), de retour d’expérience des conflits du moment et d’analyse de l’histoire pour tester et intégrer les innovations en tout genre qui apparaissent (chemins de fer, télégraphe, fusil à âme rayé, combat de tirailleur sur une ligne, etc.). Comme des scientifiques, ces officiers de tout grade ont le devoir de proposer des idées nouvelles et de les confronter au débat et à l’expérimentation. Apparaît alors aussi l’idée des règlements de doctrine, à la fois états de l’art et guides pour l’avenir, qu’il faut changer régulièrement.

La gestion de la complexité

A partir de la fin des années 1850, le renouveau de la menace autrichienne et surtout française incitent à accroître l'effort. Plusieurs officiers comme le baron Edwin von Manteuffel, conseiller du prince régent, le général Albrecht von Roon, ministre de la guerre et Helmuth von Moltke, chef d’état-major, jouent alors un rôle important. Aucun d’entre eux n’a brillé en campagne, Moltke n’a même pas commandé plus d’un bataillon,  et aucun n’est un grand théoricien à la manière de Clausewitz, mais ce sont d'excellents « managers ». Avec eux, le système prussien décolle en quelques années et acquiert une supériorité irrattrapable. Le service de la conscription est réformé. Il devient véritablement universel et sa durée et est porté à trois ans. Les effectifs mobilisables augmentent nettement, en accord avec les ressources économiques de l’époque, à la différence du début du XIXe siècle, permettent d’équiper et de nourrir rapidement les masses. Les armées mobilisées passent à plusieurs centaines de milliers d’hommes. La question qui se pose alors est de savoir comment commander cette armée de masse. 

En premier lieu, la structure de commandement est adaptée. On constitue une pyramide d’états-majors permanents qui servent à la fois de structure de mobilisation et de cadre de commandement opérationnel, depuis l’état-major général jusqu’à l’échelon brigade. Les Prussiens sont alors les seuls au monde à disposer d’une telle organisation. Les Français par exemple n’ont aucun état-major permanent au-dessus de l’échelon du régiment et les improvisent à l’entrée en campagne.

Cette structure de commandement prussienne est animée par des officiers d’état-major techniciens de la guerre industrielle et notamment de tous ses aspects logistiques et s’appuie sur le télégraphe, nouvelle technologie de l’information de l’époque, pour la circulation des ordres et comptes rendus. Celui-ci est d’abord un réseau fixe servent à l’organisation de la mobilisation et des mouvements, en particulier ferroviaires. Après plusieurs expérimentations, on le fait suivre les armées en campagne en construisant les lignes au rythme de leur progression. On s’aperçoit alors des limites de l’outil, avec ses coupures fréquentes et surtout son faible débit. La doctrine est alors adaptée à ces limites en imposant des ordres très courts, simples directives qui ne rentrent pas dans le détail de l’exécution. Après le scientisme des officiers d’état-major, l’autre manière de s’adapter à la friction de ces campagnes géantes est de faire confiance aux officiers sur le terrain. Ceux-ci ont une grande liberté d’action pour accomplir la mission reçue, dans le cadre d’une formation commune très poussée qui fait que chacun peut anticiper ce que va faire le voisin.

Par le travail et l’expérimentation, l’armée prussienne a appris ainsi combiner les contraires : planification précise-décentralisation de la conduite, déplacement dispersé mais combat groupé, offensive et agressivité au niveau stratégique et opératif mais plutôt défensive au niveau tactique du fait de la puissance de feu des armes modernes, toutes choses que l’armée française de l’époque, malgré sa grande expérience a du mal à appréhender.

Toute cette organisation n’empêche pas l’entropie du champ de bataille mais permet de corriger rapidement les déficiences constatées, grâce à la transposition du système d’analyse du front virtuel au front réel. Chaque campagne fait l’objet de nombreux comptes rendus puis d’expérimentations. On s’aperçoit par exemple que les pièces d’artillerie en acier de Krupp, disposant pourtant d’une portée très supérieure aux canons de bronze n’ont eu qu’un rendement médiocre lors de la bataille de Sadowa en 1866. Une analyse fine permet de constater qu’il s’agit surtout d’un problème d’appropriation de l’innovation. Les artilleurs prussiens ont reçu ces nouvelles pièces juste avant la campagne et n’ont pas eu le temps d’en appréhender les nouvelles possibilités. Ils les ont donc utilisées comme les pièces en bronze, soit  au plus près vers 1000 m pour faire de la contre-batterie, où l’obus percutant s'avérait finalement moins puissant que le boulet rond tiré à ricochet, ou alors conservée en réserve comme pendant les guerres napoléoniennes mais sans parvenir, dans la densité de forces de la bataille, à les amener en première ligne. Les défauts techniques des pièces Kurpp sont alors corrigés et on apprend sur le terrain de manœuvre à placer correctement les pièces Krupp sur le champ de bataille de façon à en exploiter au maximum les qualités. Les Français, qui ont analysé aussi la bataille de Sadowa, en avaient conclu eux à l’inefficacité de cette nouvelle artillerie en acier. Celle-ci sera pourtant un instrument premier de leur défaite quatre ans plus tard.

La transformation de l’armée prussienne est avant tout une « révolution dans les affaires humaines ». L’implication massive du peuple dans la chose militaire, la liberté d’expression et de réflexion des officiers associée à l’esprit scientifique, la confiance dans le sens du devoir et l’intelligence de tous, sont les forces qui ont donné à l’armée prussienne une supériorité écrasante sur toutes les armées de son temps. Sans apport de ressources, la grenouille ne devient bœuf que grâce à l'intelligence. 

2 commentaires:

  1. Les pères de la machine militaire prussienne étaient étaient, peut-être un peu plus intelligents que les autres. Mais à mon avis, comme pour Israël ou la Révolution, ils avaient l'avantage de partir d'une page presque blanche, avec une puissance à construire. C'est beaucoup plus facile que de faire évoluer un outil déjà existant, surtout s'il a fait la preuve d'une certaine efficacité dans le passé.
    C'est bien que qui doit nous inquiéter pour l'armée d'aujourd'hui.

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  2. Il me semble que régnait avant 1870 dans l'armée impériale française, un certain mépris pour les officiers qui "pensaient" ou écrivaient (comme Ardant du Picq qui ne publie pas ses écrits), et que l'on comptait principalement sur l'accumulation d'expériences sur le terrain. Qu'en était-il côté prussien ? Existait-il un foisonnement intellectuel comme ce fut le cas pour la France entre les années 1880 et 1914 ?

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